Techno Faerie (Sara Doke et al.)

Bon alors, je dois cette chronique aux Moutons électriques et ses auteurs depuis… pfouh, au moins ! Et ça m’a fait beaucoup culpabiliser et m’a donné beaucoup de fil à retordre, et je tiens avant tout à présenter mes plus plates et très sincères excuses.
A ma décharge, j’ai eu à faire avec un double déménagement qu’on n’attendait plus, accompagné d’une coupure de connexion pendant 2 mois, puis ma santé en pointillés tendance bas, des « pannes » (d’inspiration, de motivation, blocages…), etc…
Mais je m’en veux quand même beaucoup de n’avoir pas tenu mon engagement buh

Malgré tout, mieux vaut tard que jamais, et je tiens encore plus à chroniquer ce livre pour lui-même, parce qu’il est absolument exceptionnel et remarquable prost (non mais vraiment vraiment)

Il faut dire que quand les Moutons électriques ont dévoilé la publication de cet Objet Littéraire Nouvellement Inventé, j’ai tout de suite été très intéressée, de par son auteure et de ses innombrables contributeurs, de son concept et ses thèmes, et du gage de qualité lié à ces éditions… Alors quand j’ai eu l’honneur et la surprise de me le voir proposé pour une chronique, je n’ai pu qu’exprimer mon vif intérêt, et malgré mes problèmes de santé qui ont grandement ralenti l’activité de ce blog, j’ai voulu tenter le défi et tout faire pour le respecter, j’en ai fait ma première priorité et ma lecture principale.
Ce n’était pas vraiment difficile, tellement ce livre est beau, autant en lui-même que par ses richesses en mots et en images, dans son fond et dans sa forme… C’est d’ailleurs bien pour ça que le défi m’a paru réalisable – et pourtant c’est aussi ce genre de livres qui se savoure, qui se fait apprivoiser en y prenant le temps, et qui demande un peu de la sérénité qu’il procure au centuple en retour.

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Les fées existent, bien sûr, et elles sont de retour !

Les fées ont cessé de se cacher des hommes : elles sont revenues et bon an mal an l’univers de la Faerie s’est intégré à la société technologique. Depuis les premiers contacts d’enfants-fae avec la civilisation de l’automobile jusqu’aux premiers voyages spatiaux, ce livre conte l’histoire d’une évolution différente de notre monde.

 L’auteur, Sara Doke, vit à Bruxelles et est traductrice. La poésie puissante de son inspiration, l’originalité de sa vision d’un monde soudain enrichi des faes, sont saisissantes.

Avec des documents, des fiches couleur sur les 88 principales faes et de nombreuses illustrations, par Bigot, Booth, Calvo, Cardinet, Caza, Ellyum, Fructus, Gestin, Jozelon, Larme, Malvesin, Mandy, Muylle, Nunck, Tag, Verbooren, Zandr et Zariel.

Le retour des fées, dans un livre d’exception.

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Ce livre est donc surtout, à tous points de vue, un Objet Littéraire (voire Culturel) Indéfinissable et Inclassifiable, tellement il est riche et diversifié, autant sur le fond que dans la forme.

Pour essayer de parler de tout ça et d’à quel point ça me rend extrêmement admirative et enthousiaste, j’essaye d’abord de trouver par quel bout commencer, et par défaut, je vais déjà distinguer plusieurs parties distinctes – leur nombre pouvant varier selon les appréciations.


Personnellement, je distingue tout d’abord une partie narrative et une partie encyclopédique, cette dernière illustrant par une multitude de contributions visuelles le catalogue des divers êtres féériques évoqués dans la partie narrative.


Ensuite, je distingue dans la partie narrative 3 grandes parties, trois périodes, distinctes par leur forme et leur point de vue narratif.

La première m’a fait accrocher tout de suite et m’a passionnée, en forme de récit d’aventure et initiatique avec des personnages intriguants et très attachants, où l’on arpente plutôt la Colline en marge de la surface humaine.

La deuxième marque un pivot, avec une transition d’évènements déclencheurs rapportés de manière journalistique. Cette transition très courte se prolonge ensuite de manière plus progressive sur les développements de la révolution en marche par des yeux purement humains, un regard qui découvre tout juste la Faerie et pense en des termes bien spécifiques, avec ses shémas de pensée et ses notions assez éloignés de l’immersion en merveilleux à laquelle la première partie m’a accoutumée.

Enfin, la troisième grande partie aborde un monde et une société où humains et Faes cohabitent, avec plus ou moins d’harmonie (une résistance s’est développée au sein même de Faerie, les humains ont toujours quelques difficultés à appréhender totalement la nature et les objectifs des Faes…) (d’un autre côté, une histoire d’amour entre le plus Fae des humains, et une Fae luttant contre les poches d’opposantes de ses semblables, développe pleinement la force du lien qui peut s’établir entre les deux mondes), et où ensemble, au terme d’une réelle collaboration, une mission Terrienne part dans l’espace dans le but de découvrir d’autres formes de vies.

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Voilà pour le décortiquage à grands traits.

En termes de formes littéraires, on rencontre donc de la fantasy teintée de merveilleux et de steampunk, du roman initiatique, du roman social sous diverses formes, de la SF…

Les thèmes abordés à travers l’intrigue principale sont tout aussi variés, ramenant par tout autant d’échos des parallèles de réflexion sur nous-mêmes et notre propre monde : écologie, recherche scientifique, société – tolérance, traitement de la différence, respect, liberté, sexismes et problématiques du genré, assistance, etc etc…

Cela peut être assez déroutant, tellement on passe brutalement de styles et points de vue radicalement différents, au point parfois de ne plus trop savoir si ce qu’on est en train de lire est un recueil de nouvelles sans forcément de rapport les unes entre les autres, ou si tout cela fait bien partie du même ensemble, avec plus qu’un fil rouge, une même trame bel et bien omniprésente et relativement linéaire – cette dernière option étant bien la bonne

Au final, c’est certes très déroutant, voire même perturbant, mais je dirais que c’est aussi une grande part de ce qui fait tout le sel de ce livre, et qui participe intrinsèquement à sa nature et son discours même : le monde et la réalité sont multiples, et absolument toutes leurs facettes comptent.
En diversifiant les points de vue et les ambiances, le style colle au plus près de l’univers présenté et développé, on en vient même à se dire qu’il n’aurait pas pu en être autrement.

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Dans le détail et le ressenti, c’est aussi à l’image de la nature même de ce livre : ce n’est pas forcément très précis, ça part dans beaucoup de directions, c’est impossible d’être exhaustif, difficile de donner quelques exemples sans les sortir de leur contexte et donc de leur sens, c’est totalement multiple et protéiforme !

La première partie m’a plus inspirée, ou plutôt j’ai su plus facilement trouver des mots à mettre dessus, je vous livre donc mes premiers ressentis et observations que j’avais rédigé plus ou moins en même temps qu’une grande partie de ma lecture du livre dans son ensemble :

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Ca commence par une mise en situation très vivante et immersive, à la rencontre de Gabriel, Messagère du Sidh résidant à la surface humaine, venant en aide aux enfants-Fae perdus et tous les rejetés et délaissés en général.

Les Faes parlent d’elles au féminin, y compris pour les membres masculins, ce qui crée un vocabulaire androgyne très approprié pour nous faire ressentir la nature si particulière de ces êtres, et un apport très intéressant au style littéraire, qui pourrait en être desservi par une certaine confusion mais qui au contraire nous fait profondément intégrer le concept entier, instinctivement et naturellement.

Les Messagères ont aussi ce brin de gouaille qui donne un ton familier et vivant, on sent la simplicité et la sagesse propres à ceux qui rafistolent, qui recueillent, qui tendent les mains autant qu’ils le peuvent et arpentent plus les caniveaux que les artères conformistes et ferraillées de la bonne société humaine.
On se sent à l’aise avec ces façons franches et généreuses, lucides mais pas désabusées…

On y parle beaucoup de ce qui a longtemps séparé et opposé la Faerie à l’humanité – revisitant au passage tous nos mythes de fées bien ancrés dans la culture populaire depuis aussi loin que le monde sait conter –, et notamment des changelins, ces enfants que les Faes ont rejeté et substitué par des enfants humains volés.
Et la civilisation humaine a évolué, introduisant toujours plus de fer dans son environnement, ce fer qui est si nocif aux Faes…
L’humanité semble aussi avoir évolué d’une manière très radicale en termes de sécurisation et contrôle absolu, mais les Faes se soucient surtout de cette omniprésence du fer qui les fait tant souffrir – belle métaphore de notre problématique environnementale et écologique contemporaine, tout en ébauchant une anticipation assez sombre et fondée.

Et pourtant l’espoir est là, car les Faes sont revenues de leurs erreurs du passé et tendent désormais à une réconcialiation, à un échange harmonieux entre les deux mondes, bénéfique dans les deux sens.
Les Faes savent reconnaître l’intérêt des technologies humaines, surtout dans le domaine de l’informatique et des communications, qu’elles tentent d’apprivoiser à leur manière en y ôtant le fer et mêlant leur magie à ces mécaniques complexes – ce qui donne des productions hybrides assez fascinantes, et c’est là qu’on peut déceler un brin de steampunk

Les différences entre les deux mondes co-existants sont un gouffre qu’il est difficile de franchir, mais comme souvent, l’espoir repose sur les enfants, porteurs des générations futures et de leurs changements…

C’est là qu’on en revient à Arthur Passeur, enfant humain atypique que Gabriel prend sous son aile – à ses risques et périls -, et à Raphaël, enfant humain élevé Sous La Colline qui part en quête de son changelin Fae chez les humains, avec l’aide de ses fidèles amies et des messagères du Sidhe.

C’est alors que le récit bascule en quelques pages, sur le pivot important d’une transition d’évènements déclencheurs rapportés de manière journalistique. C’est le portail qui s’ouvre sur la révolution réconciliatoire, la révélation des Faes soucolline aux humains de la surface.

On passe alors au point de vue humain, avec sa faiblesse face au glamour, ses tentatives de garder son libre arbitre et son esprit scientifique pour mieux connaître cette population nouvellement infiltrée, et ses agitateurs de conscience comme il y en a toujours eu, ses idéalistes et révolutionnaires rêvant d’abattre les dernières réticences pour harmoniser un monde en partage, pour le meilleur et le bien de tous, dans une fusion identitaire de la grande tribu primitive de l’humanité, de la Faerie, de toutes les tribus du monde…

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Il y aurait encore beaucoup de choses à dire, mais je crois que même une chronique interminable (autant qu’une thèse universitaire) n’y suffirait tout simplement pas.
C’est aussi une expérience personnelle où chaque lecteur peut voir et ressentir beaucoup de choses différentes, et j’ai le sentiment que cela aussi fait partie de la nature et la raison d’être de ce livre…

J’y ai moi-même vu beaucoup de références et de clins d’oeil à des personnes, des thèmes et des caractéristiques propres à ce que, par facilité, je vais désigner comme « le fandom SFFF », ce milieu d’auteurs avec leurs textes et leurs êtres dans lequel je me suis trouvé une petite place depuis quelques années et que je ne me lasse pas de côtoyer autant que possible.
Certains clins d’oeil m’ont fait sourire, d’autres m’ont fait chaud au coeur, d’autres me l’ont pincé voire empoigné, et très souvent tout ça à la fois.
Et là aussi, j’ai la nette impression qu’il n’aurait pu en être autrement, que c’est une particuliarité fondamentale et naturelle de ce livre.

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Enfin, je dirais que ce livre est aussi très empreint de poésie, et empli de très belles choses.

L’humour n’y manque pas non plus, que ce soit sous la forme de l’incongruité d’un licorne pervers, des répliques diverses, notamment souvent celles involontairement sarcastiques des Faes, ou de certaines situations douloureusement ironiques.

C’est une remarquable réécriture de Faerie et de notre monde moderne, un hymne de réconciliation de l’imaginaire et du trivial, de la ferraille urbaine et de la féérie végétale.

…C’est un livre très complet, aussi vaste qu’ouvreur d’horizons, autant bariolé que sombre et radieux, absolument caméléon et (inter)galactique.

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Le coin des citations
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 » C’est des sortes de mutantes comme avant la révolution ?
– Non, mais la comparaison est intéressante. Dans beaucoup de communautés humaines, le vrai sens du mot communauté n’existe plus. Il y a trop de peurs. Comme avant, chez nous. Les humains n’aiment pas les gens différents, ni ceux qui font des choses différentes. Parfois, rien que le fait de ne pas trouver un travail suffit. Alors, au lieu d’exiler les gens différents dans un autre monde comme on faisait chez nous, ils les enferment ou ils font semblant qu’ils n’existent pas. »
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« Nos livres te décevraient. Seuls ceux des arbres atteignent, voire surpassent, ceux des Hommes. Votre magie est très puissante et peut être dangereuse pour nous. Pourquoi crois-tu que, malgré toute notre haine, nous n’ayons jamais exterminé ton peuple.
– Je ne sais pas.
– La beauté gratuite, mon enfant, la beauté pour elle-même. La poésie, la musique, la peinture, la littérature. Toutes ces choses qui ne servent qu’à donner du plaisir à l’âme. L’art des Hommes est une forme d’amour et l’amour est une des magies les plus puissantes.
(…) Or nous ne savons produire que du beau fonctionnel, du beau actif, du beau significatif. Nous sommes incapables de penser l’inutile, mais nous savons l’apprécier, parfois même un peu trop. C’est là que réside le danger. »
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« – Donne-moi ta colère et tu pourras traverser mon pays pour rencontrer ton autre.
Raphaël déglutit.
– Mais, je ne peux pas donner ma colère. Je suis nul en magie, moi, je la vois même pas la magie !
– As-tu seulement essayé ? Même le plus stupide des hommes peut voir la magie s’il essaie un peu. Tu es têtu comme un Troll et pétri d’orgueil, mon petit. Tu ne vois même pas les dangers que tes amis sont prêts à affronter par amour pour toi. Tu ne perçois même pas l’inquiétude d’Ezéchiel et de Gabriel, de nous tous, à l’idée de perdre un informagicien tel que toi. Donne-moi ta colère, petit, elle ne te sert à rien, elle n’a pas d’objet.
– Mais, pourquoi vous la voulez, alors ?
– Les émotions sont une énergie que nous apprenons à connaître depuis peu. Il importe de les étudier et de bien les maîtriser. Nous avons vécu tant de générations sans elles. »
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« – Pourquoi utilisez-vous toujours le féminin, même pour parler des Arbriers ?
– Parce que ce ne sont pas des Arbriers, ce sont des Arbrières mâles et au pluriel, toutes les Faes sont au féminin, toujours. »
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« J’ai pris la ferme décision de ne plus jamais frayer avec Faerie. Un autre poursuivra mes recherches et complètera l’album de famille des Faes. Je suis convaincu que l’humanité ne peut pas s’engager plus avant dans ses relations avec le Sidhe sans savoir à qui elle a affaire.
Avoir passé une nuit convaincu d’avoir perdu cent-soixante-quinze ans m’a guéri à jamais de la confiance que je pouvais accorder aux Faes ou à moi-même. On dirait presque un principe d’incertitude : peut-on observer le Petit Peuple sans être influencé par son charme, sans être manipulé par sa cruelle beauté et nos propres préjugés ? »
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« L’organisation d’un tel évènement pendant le carnaval n’a pas été facile, mais l’enthousiasme de Niamh et mon opinâtreté ont fait des miracles. La tribu Arachnée toute entière pourra se retrouver cette nuit. La discrétion a été respectée. Bruxelles est restée secrète, fidèle à elle-même, on y trouve toujours multitude de petits coins tranquilles. Nous avons réduit le périmètre de nos rencontres tribales au centre de l’Europôle, le pentagone historique. La tribu aura les trois étages du plus grand espace de travail partagé cyber de la ville pour diriger les opérations. »
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« Nous manquons, nous autres humains, de moyens de mesurer ou de comprendre ce que nous considérons encore comme des pouvoirs psi. Le « langage » des Faes se situe quelque part entre la télépathie et l’inconscient collectif wagnérien. Il nous est impossible de l’analyser objectivement.
Une autre chose que j’ai apprise durant mes recherches, c’est que les Faes dépendant de nous pour tout ce qui concerne la conception et la création. Non, je ne parle ni de copulation ni de reproduction. Vous voyez, les Faes, de par la nature-même de leurs moyens de communication impersonnelle, sont incapables d’inventer une réalité, une machine, un objet inutile. Ce sont, par contre, d’extraordinaires artisanes capables d’améliorer et d’embellir tout ce qui leur passe entre les mains. C’est pourquoi le Sidhe a eu besoin de nos technologies et de nos matéraux synthétiques pour se libérer de millénaires de stagnation, c’est ainsi qu’elles les ont optimisés pour disposer aujourd’hui de machines et de matières bien supérieures aux nôtres. Ce qui leur permet de nous aider dans de nombreux domaines. »
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« Je le répète, le fait d’être un grand lecteur et de s’intéresser en particulier aux littératures de l’Imaginaire est sans doute la clef de ma survie. Je m’attendais à être surpris, à me retrouver face à l’inconnu, comme on rencontre un extraterrestre. Que ce que j’ai découvert ne corresponde pas à ce que j’attendais n’a aucune importance. Il existe une expression fondamentale en Science-Fiction, « suspension of disbelief », suspension d’incrédulité. J’étais prêt à découvrir, prêt à accepter ce que je découvrais parce que je ne cherchais pas à me convaincre de l’impossibilité de ce que je vivais, je ne cherchais pas non plus à le nier. »
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 Et donc je remercie immensément les éditions Les Moutons électriques, auxquelles je présente encore toutes mes excuses les plus contrites pour ce retard honteux…
Tout comme à Sara Doke et tous les acteurs de ce livre !

         moutonse

 

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